Les sociétés secrètes

Comme à la Renaissance, les mouvements ésotériques d’aujourd’hui entreprennent de s’enraciner dans la Tradition primordiale, dont ils espèrent faire remonter en eux la sève nourricière. D’où le souverain mépris dans lequel ils tiennent toutes les formes figées d’érudition, leur insubordination totale à l’égard de la pensée académique, de l’enseignement convenu, du savoir convenable; et la rupture complète qu’ils entendent opérer avec les traditions intellectuelles, très strictement normatives, de notre époque. Car rien n’est plus éloigné de la Tradition que les traditions.

En vérité, tout indique que les traditions culturelles vulgaires (même sacralisées par cette caste de clercs qui n’ont qu’à paraître (en librairie, puis à la télévision), leur missel à la main, pour qu’aussitôt tout un public enfant soit renvoyé au catéchisme) ne sont que des ramilles détachées, et assurément corrompues, d’une tige ancienne et respectable ; que toutes les idées vagues qu’elles ne font que brasser et ruminer sont les restes plus ou moins refroidis, plus ou moins dégradés, de la Tradition primitive; et que les connaissances dont elles sont le plus fières, quand bien même elles sembleraient originales, proviennent des débris de récupération tirés de la Révélation sans âge.

Comme à la Renaissance, les mouvements ésotériques d’aujourd’hui s’efforcent de retrouver la tige nourricière de cette Tradition primordiale. Ils tentent de s’enter sur elle par le moyen de la méditation; plongée audacieuse au fond de soi-même pour atteindre le point-limite par où chacun «tient» aux autres et vient se réunir à tous.

C’est à cette immersion dans les grandes profondeurs de la conscience (lesquelles - étrange géométrie - rejoignent les hautes altitudes de l’âme) que s’entraînent et s’astreignent, au sein de chaque mouvement, les discrets commandos auxquels sont confiées les missions méditatives les plus extrêmes. Des fruits de leur exploration, de leur aptitude à approcher la Tige primordiale et à en remonter certains fragments vivants, dépend toute la vigueur spirituelle du mouvement qui les a délégués : il prendra vite la mesure de sa stérilité, et il ne se donnera pas le ridicule d’hésiter longtemps avant de se saborder, si jamais ses plongeurs ne peuvent plus rien ramener.

Aucun mouvement ésotérique ne saurait conserver son élan, aucun cercle occulte continuer à tourner, sans disposer en son sein d’au moins un scaphandrier des espaces intérieurs.

Le mouvement ésotérique protéiforme de la Franc-Maçonnerie, qui a si bien réussi à traverser les âges, n’a pu se perpétuer occultement qu’alimenté de cette manière : les mythiques supérieurs inconnus, des grades les plus profonds, sont précisément ceux qui, aux dires de Joseph de Maistre, lequel n’avait qu’à se consulter lui-même pour en parler, «recherchent dans les fourrés touffus de l’occultisme une révélation de la Révélation».

Quant aux Membres de la Loge lumineuse qui éclaire les pas de l’humanité, quant aux Maîtres invisibles qui nous enveloppent de leur Sagesse, quant à Ceux dont les âmes élevées ont été admises à la plus haute comme à la plus mystérieuse des Initiations, Ils vivent perpétuellement au coeur de cette Révélation.

Pas plus qu’à la Renaissance, les mouvements ésotériques d’aujourd’hui ne bornent leurs activités à la méditation et à la seule recherche de la vérité : ces francs-penseurs entendent aussi la faire triompher dans le monde. En d’autres termes, ils agissent. L’homme n’a pas été créé pour passer son temps à spéculer dans un fauteuil, à méditer sur un tapis; il lui faut agir pour se construire.

Agir «non pas en battant l’air et en courant à l’aventure», mais agir en homme de pensée - et, par conséquent, penser en homme d’action ! D’où la formule tenue pour maxime par les ésotéristes engagés «L’action par la méditation ; la méditation pour l’action». Mais de quelle action veut-on parler ici ? De l’action politique, bien entendu. Non pas, cependant, comme on pourrait être tenté de le croire, de cette action politique du premier degré, aux formes fréquemment agressives que mènent les sociétés secrètes, lesquelles cherchent à intervenir directement dans le cours de l’histoire, en coupant la trajectoire des hommes et des gouvernements, mais d’opérations beaucoup moins spectaculaires et d’une nature plus subtile. Des sociétés secrètes, il en a existé de tout temps et en tous lieux. En survolant à haute altitude les mondes arabe, russe, chinois, américain, nous avons vu briller les feux de quelques-unes d’entre elles. Ismaéliens, Décembristes, Turbans Rouges, Francs-Maçons : tous, par les ferments révolutionnaires qu’ils y ont déposés, jouèrent un rôle considérable dans l’histoire de leur pays. Les forces libérées par eux firent sentir leurs effets bien au-delà du temps de leur explosion et des limites de leur foyer.

Des confréries clandestines et cagoulées, nos sociétés en ont toujours connu. Des groupes occultes qui s’assignent pour but le renversement des trônes et des autels, dès lors que des tyrans siègent sur ceux-là et que ceux-ci sont servis par des ministres indignes, il en existera toujours.

Des Ordres interventionnistes qui cherchent à marcher avec ardeur à la rencontre des événements, il s’en forme à toutes les époques. On ne saurait sans doute s’en passer. Si, pour prendre un exemple, les confréries occultes d’obédience maçonnique avaient pu réussir dans leurs tentatives de rapprochement entre l’Eglise romaine et les Eglises orientales (rapprochement qu’elles regardaient à juste titre comme une condition du salut de la Russie, et le seul moyen de lui éviter une commotion terrible), le cours de l’histoire en eût été sensiblement modifié, et bien des calamités épargnées aux hommes du XXe siècle. Mais ce n’est pas ce type d’action politique que nous envisageons pour nos mouvements ésotériques.

Comme à la Renaissance, les mouvements spirituels du temps présent se proposent de contribuer à l’avancement des idées et à l’extirpation des opinions dangereuses. Les idées viennent de l’âme : chaque petit cercle enchanté s’efforce d’être un anneau de la chaîne de transmission qui communique aux peuples les mouvements de leur âme.


L’action politique de ces cercles se résume donc à atteindre la conscience des dirigeants, des gouvernements, des hommes d’influence, de l’opinion publique. Avec un soin infatigable, ils s’occupent d’écarter les obstacles de toute espèce que les passions et les mirages interposent entre la vérité et l’oreille des autorités ; ils s’appliquent sans relâche à déconcerter les projets des êtres mauvais et à faire parvenir la vérité partout où elle peut fructifier. Ils le font en écrivant, en parlant, en rayonnant : mots lourds, voix pleines, silences intenses. Ils le font par la plume, par le verbe, par l’aura.

Ils le font par des arguments rationnels, des allusions intuitives, des impulsions muettes : «comme un vent, comme une flamme, comme un éther» disait Descartes. Le programme d’action spirituelle des mouvements ésotériques de la présente période mondiale tient dans les points suivants :


1. Rappeler inlassablement, face au farouche paganisme des adorateurs de la nature et aux gentilles dames caté de l’écologie, que, depuis que la Terre tourne, c’est toujours la nature qui opprime et la culture qui libère, toujours la nature qui blesse et la culture qui panse.


2. Persuader nos contemporains que l’époque où ils vivent, si elle paraît souvent sombre et sauvage, n’en est pas moins belle : temps toniques et sanguins, qu’il est un privilège pour nous de traverser.

Nous vivons en vérité un âge de transformation générale ; mais nous ne sommes les spectateurs que des accidents particuliers de cette transformation.

Ces accidents nous inquiètent ? Alors n’oublions pas que le temps a toujours deux actions : d’une main il renverse, et de l’autre il édifie. Si l’ancien monde se trouve défoncé, sillonné, labouré sous nos yeux, c’est pour mieux recevoir la semence nouvelle que ce millénaire prépare pour lui.


3. Convaincre les défaitistes, les démobilisés, et toutes les âmes courbées vers la terre, que si l’homme souffre de grands maux, c’est qu’il porte en lui de grands desseins; que s’il endure les tourments de l’esprit, c’est qu’il doit précisément accoucher de l’esprit.

Notre chair n’est pas vouée à la boucherie des guerres et des maladies, non : elle est destinée à l’épiphanie de la Vérité ! Nous nous incarnons pour un seul but : que le Verbe se fasse chair et qu’un jour enfin la Vérité pleine de grâce habite la Terre dans toute sa gloire. Ce jour-là, comme l’a écrit le voyant de Baltimore (Edgar Poe) : «La Vérité se lèvera dans la pureté de sa force et de son excessive majesté ; et les sages s’inclineront».


4. Lutter contre les calomniateurs de l’homme qui jubilent secrètement de ses faiblesses; contre les contempteurs du progrès, les colporteurs de désespoir, les camelots de la peur, lutter contre les forces de toute couleur qui s’acharnent à diviser l’humanité ou à la rabaisser dans sa propre estime.


On voit par-là de quel humanisme flamboyant s’inspire l’action de ces groupes : les mouvements ésotériques de notre époque sont bien les héritiers directs des cercles humanistes qui illuminèrent la Renaissance. Cependant, nos assemblées occultes ne sont encore qu’à l’état embryonnaire. Leur action est, à l’heure présente, plus virtuelle que subtile. Mais demain ? Regardons.

Voici des groupes spirituels qui se mettent en mouvement. Ils marchent vers de hautes régions. Un monde nouveau se révèle à eux dans la brume. Pleins d’une généreuse énergie, ils rayonnent une lumière qui fend les nuages.

Voici, dans ces groupes, des hommes et des femmes. Leurs silhouettes silencieuses s’avancent au travers du désordre et du bruit. Quelles orageuses et belles vies !

Toujours marcher, toujours lutter, toujours espérer: c’est l’homme.