L’invasion des sentiments Communiquer pour se faire connaître, parler pour partager ses émotions, se confier pour s’affirmer. Ces bons principes thérapeutiques sont devenus la base d’une hygiène quotidienne.
Au travail, chez soi ou avec des inconnus, savoir se raconter est une qualité qui peut ouvrir des portes, justifier une aide, voire faire gagner un concours.
À côté du savoir, la compétence émotionnelle désormais se mesure.
La déferlante des spectacles de l’intimité dans les médias et leurs succès d’audience témoignent d’une curiosité qui est plus qu’une mode.
Enfin, si l’on ajoute à cela les multiples moyens de communication – d’Internet au SMS – mis au service de l’expression permanente de soi et de ses humeurs, alors on peut penser que la société des sentiments est là.
Mais ce serait oublier qu’entre se raconter et vivre, il y a une différence sensible.
Soit un souvenir déjà lointain, celui de « Loft Story », diffusée pour la première fois en 2001. Cette émission incarna le sommet d’un genre télévisuel controversé, le
reality show. Vilipendée par avance, attaquée pendant toute sa durée, cette application stricte du panoptique de Jeremy Bentham atteignit pleinement son objectif d’attirer des millions de spectateurs chaque soir.
Tandis que les uns manifestaient contre la télé poubelle, la télé proxénète, la télé totalitaire, les autres (ou peut-être les mêmes) se précipitaient à heure fixe pour assister à la dernière dispute des lofteurs, ou à leurs conversations autour d’une casserole.
Depuis, la formule a été déclinée de multiples manières (« Nice People », « Koh-Lanta », « La Ferme », etc.) et ne fait plus scandale. Ce style télévisuel est aujourd’hui non seulement devenu banal, mais s’est tout simple...
Se raconter est aujourd’hui devenu, dans les services sociaux, la contrepartie couramment exigée des personnes qui sollicitent de l’aide. Quand savoir se montrer soi-même devient une compétence publiquement reconnue.
Faire le récit de soi, de ses désirs et de ses sentiments intimes est désormais une contrepartie couramment exigée de celui qui demande assistance, statut ou protection sociale.
Cela se fera dans le cadre d’un projet, d’un contrat, d’une procédure d’accompagnement ou de médiation, d’un atelier d’écriture, d’un groupe de parole ou même d’un banal dossier administratif.
Cette injonction de parole, qui il n’y a pas encore si longtemps était accessoire ou bien couverte du sceau du secret, traverse largement l’espace de l’action publique.
« Dis-moi qui tu es et ce que tu peux devenir, demande que l’on te reconnaisse, exige que l’on respecte ton identité et tu seras protégé, explique de quoi tu es capable, alors tes compétences te seront reconnues. » Tels semblent être les termes de l’échange entre l’individu et la puissance publique.
Essayons d’éclaircir le sens de cette contrepartie.
http://www.scienceshumaines.com/se-raconter-aux-autres_fr_21074.html